Le calvaire à l’autre bout de l’ile
Les vagues de déportation ou d’expulsion d’haïtiens par les autorités dominicaines sont tellement récurrentes depuis quelque temps que cela s’apparente de nos jours à un fait divers. Du côté de nos dirigeants comme au niveau de l’opinion publique, on semble moins choqué à mesure que le phénomène prend de l’envergure.
On a vraisemblablement d’autres préoccupations que de s’indigner face aux traitements réservés à nos compatriotes qui ont fait le choix de fuir la terre natale…
Sans chercher à lister de manière exhaustive les raisons ayant porté nos frères et sœurs à faire une croix sur Haïti ces derniers temps, l’on ne saurait négliger le volet de l’insécurité avec la multiplication des actes de kidnapping notamment dans les environs de la zone métropolitaine de Port-au-Prince et dans certaines grandes villes. Ce qui ne fait qu’aggraver une situation socio-économique désastreuse. L’économie tourne au ralenti depuis des décennies. Après trois années de croissance négative, le pays est désormais au bord de la dépression économique et ne peut plus retenir ses fils et ses filles.
La République dominicaine représente automatiquement une planche de salut pour beaucoup d’Haïtiens qui vivaient déjà dans des conditions précaires. Au prix d’humiliations et de déportations massives, ils jouent au chat et à la souris avec les autorités migratoires pour continuer à vivre tant bien que mal dans l’autre partie de l’ile.
Bon nombre de ceux qui décident d’aller s’établir en République dominicaine se retrouvent en situation illégale pour une raison ou une autre. Ils deviennent ainsi la cible des agents de l’immigration dominicaine qui multiplient les déportations ou refoulements selon le cas, notamment depuis l’arrivée au pouvoir de Luis Abinader en août 2020. L’administration de ce dernier incite les agents de la Direction générale de la Migration (DGM) à se rendre jusque dans les maternités afin de dénicher femmes enceintes et nourrices.
Pour le seul mois de mai 2022, le Groupe d’appui aux rapatriés et réfugiés (GARR) a enregistré dans les points frontaliers officiels :
· 4 488 rapatriés (3 651 hommes, 645 femmes, 69 filles et 123 garçons )
· 772 refoulés (629 hommes, 106 femmes, 7 filles et 30 garçons).
3 746 retours spontanés (1 562 hommes, 1 416 femmes, 364 filles et 404 garçons). Ce qui donne un total de 9,006 migrant-e-s haïtiens arrivant à la frontière en provenance de la République dominicaine au cours du mois de mai. L’organisation a relevé également le nombre de 11.620 compatriotes qui se sont fait renvoyer depuis Janvier 2022 par d’autres pays (États-Unis-Bahamas-Turcs and Caicos) où ils sont partis en quête d’un mieux être ou tout simplement pour être à l’abri des dangers qui nous guettent au quotidien sur le sol national
Une veritable source de corruption…
Les rapatriés développement une bonne compréhension des rouages de l’administration dominicaine. Déportés, ces hommes et femmes reviennent vite en terre voisine en soudoyant soldats, policiers ou agents de la DGM. C’est à la fois un jeu entre complices bien orchestré et une source financière bien entretenue pour les dominicains qui s’en régalent.
Le cas de Francky, 35 ans, originaire de la côte des Arcadins est assez représentatif de ces compatriotes qui vivent l’enfer de l’autre côté de la frontière. Il a été capturé et chassé à trois reprises vers les points frontaliers. Ancien instituteur au niveau des deux premiers cycles de l’école fondamentale, il avait choisi de s’installer à Santo Domingo en 2016, à cause de sa situation financière calamiteuse. Après de vaines démarches pour l’obtention de sa Carte d’identification nationale (CIN) donnant accès au passeport, Francky s’est résolu à entrer illégalement en République dominicaine. Il savait bien ce qui pourrait lui arriver.
En effet, l’infortuné est mis aux arrêts, puis expulsé sans autre forme de procès, quinze jours plus tard. Plus de deux ans après sa mésaventure, soit en 2019, il avait toujours du mal à se procurer la fameuse CIN. Sans les documents de voyage, il a encore repris la route vers Santo Domingo dans l’espoir de gagner suffisamment d’argent pour honorer sa promesse de mariage envers sa fiancée et la faire entrer également en RD.
Malheureusement, au dernier poste de police avant d’atteindre la capitale dominicaine, Francky s’est fait épingler. Il a été renvoyé à la frontière. Déterminé à ne pas retourner en Haïti, il a repris la route clandestinement quelques heures plus tard à bord d’un bus contre la somme de 5.000 pesos.
Rude travailleur, l’ancien éducateur s’est finalement installé dans la capitale dominicaine et multiplie les petits boulots en travaillant sept jours par semaine. Il devient journalier sur des chantiers de construction la journée et vigile le soir. Depuis, il parvient à faire entrer aussi illégalement sa fiancée à Santo Domingo et s’est finalement marié. Futur papa, Francky arrive à boucler difficilement ses fins de mois. Pour une quinzaine, son salaire cumulé ne dépasse pas l’équivalent de 260 dollars américains.
Son horaire de travail et surtout la chasse systématique aux illégaux Haïtiens empêchent Francky et son épouse de prendre part à toute activité ludique. Toute sortie se limite à l’essentiel. En dépit de toutes ces précautions pour échapper au contrôle de la DGM, il s’est fait encore prendre en septembre et en octobre. Rapatrié, Francky a dû payer un passeur l’équivalent d’un mois de son salaire afin de regagner la capitale dominicaine le même jour.
” Autant de fois qu’on m’aurait déporté, je paierais les yeux de la tête pour y revenir. Même si je vis une situation des plus déplorables ou dégradantes, si la possibilité se présenterait, explique Francky, je partirais vers une autre destination, mais jamais définitivement vers Haïti’’.
Après l’expiration de deux visas consécutifs, Marie France, 24 ans, pour sa part, qui a subi les affres d’une relation avec son copain avait décidé depuis 2017 de vivre par tous les moyens en terre voisine. Son salaire de 10 000 pesos mensuellement ne lui permet pourtant que de payer son loyer, ses rations alimentaires et le strict minimum. Un jour, la jeune femme s’est fait surprendre par des agents de la DGM à Isabelita (dans la partie est de Santo Domingo), au moment de se rendre au travail. Après des tentatives infructueuses de négocier, elle s’est fait embarquer dans un autobus, puis enfermée dans un centre de détention provisoire aux conditions insalubres avant d’être expulsée à Fonds-Parisien. Aidée de sa patronne dominicaine qui a appris la nouvelle de sa déportation, Marie France reprend la route le jour suivant et regagne son travail.
Après avoir longtemps rêvé d’étudier la pharmacologie en République dominicaine, Anne-Suze, armée seulement de son passeport se rend finalement compte que l’obtention du visa dominicain est compliquée. Elle et une amie ont pris la décision de se confier à un intermédiaire qui leur file les contacts d’un passeur. Aussitôt, contre la somme de 460 dollars américains, elles se sont fait transporter en terre voisine sans grande difficulté, en décembre 2020.
Après moult péripéties pour trouver un emploi, un bon matin, au moment de relier sa demeure à son lieu de travail (une heure de marche), la jeune femme se retrouve illico nez à nez avec une patrouille de la DGM. Tout en feignant de ne rien comprendre, Anne-Suze prend une autre direction avant d’être interpellée. Ne pouvant pas s’exprimer correctement en espagnol et sans les 2 000 pesos qui lui sont exigés, elle a été arrêtée et conduite dans un centre de détention avant sa déportation. Dans la soirée, en versant 12 000 pesos à des « facteurs », elle a été de nouveau transportée à Santo Domingo, mais la peur au ventre.
« Un business aussi lucratif ne s’arrêtera pas de lui-même ».
C’est ce que comprend un agronome qui a trainé sa bosse un peu partout en Haïti avant d’obtenir le statut de résident régulier en RD. Ce professionnel arrive à gagner sa vie dans une ville du pays voisin. Il estime que la situation des Haïtiens changera seulement quand ils comprendront qu’ils sont la marchandise des Dominicains.
Les illégaux versent d’énormes sommes d’argent aux forces de l’ordre au vu et au su de tous. Ils se font exploiter par des entreprises qui ont pignon sur rue. Des hommes d’affaires dominicains s’enrichissent inlassablement sur le dos des Haïtiens qui n’ont jamais pris conscience pour stopper cette injustice qui n’a que trop duré.
Nous avons utilisé des noms d’emprunt pour préserver l’identité des personnes interrogées pour les besoins cet article.