Frankétienne ou le départ d’une âme sacrée!

Frankétienne n’était-il pas un fou qui se prenait pour Frankétienne ? Il suffisait d’observer minutieusement l’Artiste pour pénétrer le sens de la question. En tout cas, si celui qui trouvait une esthétique dans le chaos n’était pas un fou, il n’était pas un homme non plus. Un dieu mortel ? Un monstre-sacré ?
Poète, dramaturge, romancier, musicien, peintre, comédien, enseignant, Franckétienne était, sans contredit, un artiste accompli. Un artiste avec grand ‘’A’’. Pourtant, les conditions de sa naissance, son origine, ne laissaient pas présager ce grand avenir qui allait être sien. Né le 12 avril 1936 à Ravine Sèche dans le département de l’Artibonite, Frankétienne portait un nom long comme le bras : Jean-Pierre Basilique Dantor Franck Etienne d’Argent. Il était le fils d’une jeune paysanne qui ne possédait ni écriture ni lecture.
Son père qui ne l’a jamais reconnu était un riche Américain. Ce ‘’kaka san savon’’ (en français : enfant sans père), nom dont Franckétienne s’affublait toujours et partout sans ambages, avait fait ses études primaires et secondaires respectivement chez les jésuites et au Lycée Alexandre Pétion à Port-au-Prince. Brillant étudiant, en l’absence de certains professeurs titulaires, à l’unanimité ses camarades le désignaient pour assurer les cours. Plus tard, au Collège Franck Etienne, qu’il avait fondé et dirigé au Bel-Air, il enseignait toutes les matières : de la littérature à la chimie en passant par les mathématiques.
Papivore impénitent, Frankétienne avait appris par cœur le Petit Larousse durant sa prime jeunesse. Autodidacte et polyvalent, il avait été diplômé à l’Ecole des Hautes Etudes. Quelques années plus tard, soit en 1962 sous le régime dictatorial de François Duvalier, Franck a intégré le groupe Haïti littéraireoù il côtoie des figures emblématiques de la Littérature haïtienne comme Serge Legagneur, Anthony Phelps, Roland Morisseau entre autres.
A l’âge de 32 ans, il a fondé avec René Philoctète et Jean-Claude Fignolé un mouvement artistique et littéraire : Le Spiralisme. Frankétienne avait une fois dit à l’auteur de « Le Peuple des terres mêlées »qu’Haïti pouvait difficilement le contenir, tant il était grandiose, immesurable.
Monstre-né, combattant forcené, Frankétienne avait préféré braver les assauts de la politique féroce et sanguinaire de Papa Doc plutôt que de s’expatrier au Canada, en France ou en Afrique comme bon nombre d’intellectuels de l’époque. A cet homme qui vient de nous quitter à 88 ans la nature avait fait grâce d’une intelligence inclassable et d’une volonté de puissance incurable. Comme le poète français du XIXème siècle, Charles Baudelaire, Frankétienne avait su tirer des ‘’Fleurs du mal’’.
De sa plume incisive et têtue sont nées des œuvres pamphlétaires et dénonciatrices de la dictature duvaliérienne. ‘’Je suis un survivant de la misère, un survivant de l’alcool, de la drogue. Je suis passé tout près de l’abime. Je suis un survivant des Duvalier…’’, avait témoigné en 2010 l’ancien ministre de la Culture sous la présidence de Lesly F. Manigat (1988).
Sphinx littéraire…
Ecrivain très prolifique, néologue invétéré, Frankétienne était pourtant loin d’être un pisse-copie qui perd ses lecteurs dans une prolixité de mauvais goût. Entre pièces de théâtre, poèmes, romans, nouvelles, écrits en créole et en français, l’octogénaire compte plus d’une centaine d’œuvres. Parmi les plus célèbres : Dezafi (premier roman écrit en créole en 1975), Kaselezo, Ultravocal, Mur à crever, l’oiseau schizophone, Melovivi…
Peintre mystique et insaisissable, les fresques de Franckétienne représentent le monde où s’exprime l’expression parfaite de son Spiralisme et transparait lucidement ‘’l’esthétique du chaos’’. Consacré Commandeur des Arts et des Lettres en juin 2010, nommé ambassadeur de la Culture pour Haïti en avril 2016, Franckétienne est un Artiste comparable au merle blanc.
‘’Mon œuvre est derrière moi, elle n’est pas devant moi’’, avait déclaré l’octogénaire dans une récente entrevue journalistique. « Ceux qui disent que Frankétienne est un colosse de la littérature haïtienne, l’un des plus grands écrivains -artistes- que le pays ait donné ont raison. Frankétienne s’est octroyé plus de liberté que les autres, a pris des risques et s’est véritablement mis en danger. L’artiste se met en danger, malgré lui certaines fois », a reconnu l’ancienne ministre de la culture et de la communication, Emmelie Prophèthe qui dépeint cette grande âme qui est partie, ce jeudi 20 février 2025, comme un Hors norme dont l’Art et la personne étaient hyperboliques, abondants.
« Frankétienne a eu une énorme influence sur la poésie dans les années 90 et 2000 en particulier. Chez la plupart des jeunes auteurs qui publiaient, on entendait en bruit de fond les mots et les phrases de Frankétienne. Ils osaient, ils y allaient dans leur langue et s’assimilaient au géant qui clamait son génie, sa différence, partout et que rien ne détournait de ses choix et partis pris », explique, non sans une certaine joie triste, l’auteure de « Les villages de Dieu ».
Et, effectivement, comme il l’avait dit, Haïti ce singulier petit pays était trop minuscule pour le contenir : du mercredi 7 au samedi 10 juin 2023, ce fameux peintre et écrivain avait ouvert les portes de son domicile pour une exposition-vente de ses livres et ses tableaux. Une initiative qui lui avait permis de faire face à la situation économique difficile dans laquelle il se trouvait. Honteuse mauvaise récompense pour ‘’Génial mégalomane’’ qui a donné essence, sens et contenu à l’Art haïien ! Mais bon…
Même s’il est plus grand que sa gloire, Franckétienne n’aurait pas refusé le Prix Nobel de la Littérature s’il lui avait été accordé de son vivant. Il l’estimait mériter, c’était son rêve d’ailleurs. Parmi ses admirateurs, l’académicien Dany Laferrière a attendu, en vain, que la carrière du ‘’Foukifoura’’ soit couronnée par ce prix international centenaire. Mais hélas, la mort a cueilli le vieux fruit qui, dans ses vibrants propos, gardait toujours une étonnante verdeur.
