Carrefour-Feuilles: chronique d’un désastre annoncé…

Carrefour-Feuilles: chronique d’un désastre annoncé…

A l’instar de bien d’autres quartiers de la région métropolitaine de Port-au-Prince considérés comme des « Territoires perdus », la zone de Carrefour-Feuilles vient de tomber dans l’escarcelle du gang de ‘’Grand Ravine’’, obligeant les résidents à vider les lieux par centaines voire par milliers pour sauver leur peau. Les rescapés laissent derrière eux un cortège funeste avec des cadavres éparpillés ici et là, des résidus de maisons incendiées, d’autres scènes de cruautés et tout un patrimoine livré aux malfrats à cause de la défaillance de l’État.

Port-au-Prince, le 2 septembre 2023.- 

‘’Nous sommes ici à cause de l’irresponsabilité des autorités’’, fulmine Pablo, debout au milieu d’autres déplacés, réfugiés dans l’une des salles de classe d’une école située à Siloe (Delmas 33). Père d’un garçon de 11 ans, il a dû prendre ses jambes à son cou de même que sept (7) autres membres de sa famille élargie pour échapper à la terreur des hommes de Ti Lapli, désormais maîtres de Carrefour-Feuilles. 

Son indignation et sa colère viennent du fait qu’ils [les riverains] ont à maintes reprises tiré la sonnette d’alarme car le danger était prévisible. Les premières percées de ces bandits ont été enregistrées à Cité 9, une communauté qui surplombe la zone de ‘’Caridad’’ où ils ont recruté des jeunes vulnérables dans un premier temps comme informateurs avant de commencer à les utiliser comme hommes de main se souvient Edouard, natif de Fouchard.

Des résidents de Carrefour-Feuilles fuyant leur quartier pour se mettre à l’abri de la terreur des bandits.

Depuis qu’il s’est approprié le bâtiment de l’école Maranatha (située à la 4e avenue Bolosse), Ti Lapli a toujours voulu établir une passerelle entre sa base et la zone du bas peu-de-chose, avec ouverture sur Debussy-Turgeau-Pacot via les communautés de Fort mercredi, Capitaine et Ti Kajou, raconte André, ingénieur-architecte. Lui, sa femme et leurs trois (3) enfants menaient une vie tranquille dans leur coquette maison érigée dans l’une des rues prisées de ce quartier historique des classes moyennes que fut jadis Carrefour-Feuilles.

Les enjeux

Suite à l’assassinat de (2) deux de leurs frères d’armes par des bandits près de l’église Wesleyenne au mois de mars de cette année, des policiers de Carrefour-Feuilles ont bloqué des intersections stratégiques au niveau de la route des Dalles, rendant impossible la circulation automobile et par ricochet le transport des personnes enlevées vers Grand Ravine. Tandis que cette initiative a fait baisser considérablement le taux de kidnapping transitant vers ce secteur, elle a, en revanche, irrité davantage le Caïd Ti Lapli.

« Nous savions que cela allait faire mal », avoue Josué, un policier affecté à l’un des commissariats de la région métropolitaine de Port-au-Prince. D’un air dépité, il dénonce le manque de diligence de la part de l’institution qu’il a intégrée en 2008 dans le but de protéger et servir.

« En plus du blocage des routes par les policiers, les bandits avaient du mal à digérer le fait de ne pas pouvoir soutirer de l’argent aux chauffeurs de camions exploitant la carrière de sable de Savane Pistache », lâche Jonathan un jeune déplacé avec un léger sourire en coin de lèvres. 

Les agents de l’ordre affectés au Sous-Commissariat de Savane Pistache s’assuraient d’accompagner les camionneurs vers et en provenance de la sablière en question moyennant le paiement d’un frais tournant autour de (2.500) deux mille cinq cents gourdes nous confie une source habituée aux transactions. Cette pratique « peu orthodoxe » de la part des policiers privait les malfrats de sources de revenus considérables compte tenu du fait qu’ils « Taxaient » les conducteurs comme bon leur semblait pour avoir accès aux dits lieux. 

En représailles, ils [les malfrats] attaquaient le Sous-Commissariat à plusieurs reprises avant de l’incendier le mardi 29 août 2023. 

Le Sous-Commissariat de Savane Pistache, incendié par les hommes de Ti Lapli dans la soirée du mardi 29 août 2023

La résistance aux assauts!

Pour faire échec aux tentatives du gang de Grand Ravine de prendre le contrôle de la zone, policiers, simples citoyens vivant à Carrefour-Feuilles se sont organisés en mettant en place des brigades de protection depuis l’arrestation et l’incarcération du chef de ‘’Base Pilate’’ Ézéchiel Alexandre, Alias Ze, le 26 juin 2022. Une résistance qui a montré ses limites tant les incursions des ‘’envahisseurs’’ devenaient de plus en plus fréquentes ces dernières semaines.

Le départ de Bleck pour la France, la dernière goutte d’eau…

Un agent de l’UDMO (Unité Départementale de Maintien de l’Ordre), connu sous le nom de Bleck est celui qui assurait le leadership de la résistance aux bandits, grâce parfois au soutien de ses frères d’armes de la brigade dénommée « Men lap fè San » opérant dans la capitale haïtienne. « Suite à son départ, dimanche (27 août 2023), pour l’hexagone, Carrefour-Feuilles s’est retrouvée sans défense, sans vigile », se lamente Pablo,40 ans.

La démobilisation dans le camp des veilleurs de la zone est survenue juste quelques heures après une opération policière qui a fait des morts parmi les bandits. Comme à chaque fois, la PNH s’est désengagée à l’issue de l’intervention, laissant du coup le champ libre aux malfrats de revenir et de reprendre du poil de la bête.

L’espoir est mince de revenir au bercail… 

Par-delà le fait d’avoir été contraint de laisser sa maison pour être à l’abri du danger, ce qui préoccupe le plus l’ingénieur-architecte André est qu’il n’entrevoit pas une amélioration de la situation en se référant aux réactions des forces de l’ordre par rapport au mode opératoire des bandits devenus de plus en plus professionnels dans leur manière de procéder selon lui.

« Tandis dis que les policiers débarquent généralement sur les lieux à bord de leurs chars en empruntant des voies dégagées, les bandits eux s’échappent à travers les ruelles, de maison en maison en creusant des trous dans des pans de murs à l’aide de tapis mouillés », explique Edouard, visiblement dévasté. Le soir, pour éviter d’être pris au dépourvu, ils installent sur la chaussée des panneaux en tôle sur lesquels sont placées des bonbonnes de propane à faire exploser « au besoin » aux moindres bruits.

« C’est une véritable guérilla urbaine », tranche Josué. De même que nombre d’habitants de son quartier, il a dû se réfugier avec sa compagne et sa fille de 16 ans chez un ami à Delmas.

Beaucoup de déplacés n’ont pas eu la chance d’être accueillis par une famille.  C’est, comme nous l’avons compris au début de ce dossier, le cas de Pablo, obligé de s’accommoder dans une salle de classe en compagnie de son père de 77 ans, ses frères et sœurs, sa vieille tante, son grand oncle (un non voyant de 90 ans) et son fils de 11 ans.

D’autres, moins chanceux, y compris des femmes enceintes et allaitantes, des bébés et des vieillards sont allés peupler des lieux publics réservés aux loisirs comme la place Jérémie et le Champ de mars où ils dorment à la belle étoile sous les regards insouciants des « Dirigeants ».

Une manifestation des habitants de Carrefour-Feuilles dans les rues de la capitale (P-au-P) pour appeler à l’aide des autorités.

L’exode des résidents de Carrefour-Feuilles a atteint son pic le mercredi 30 août 2023, jour de la prise de contrôle total de la zone par les hommes de Ti Lapli qui ont-bien avant l’atteinte de leur objectif-transformé ce quartier en terrain de turbulence. Les multiples alertes, appels au secours et manifestations n’auront guère servi à prévenir le mal redoutable. 

Cette partie de la capitale haïtienne quasiment déserte actuellement a vécu, en l’espace de quelques semaines, au rythme palpitant des cruautés les plus innommables des agresseurs venus de Grand Ravine « Martissant ». 

La terreur caractérisée par des tueries, viols, vols, incendies de maisons a touché toutes les catégories ou presque. Journalistes, policiers, médecins, religieux, écrivains se retrouvent aujourd’hui sans abris à l’image de l’auteur de « Un homme dangereux », Gary Victor, l’écrivain le plus lu d’Haïti.

Le romancier Gary Victor à l’occasion de la vente-signature de l’un de ses ouvrages à succès

Carrefour-Feuilles vient de s’ajouter à la liste des territoires « perdus » conquis par les gangs au détriment de l’État haïtien pourchassé et visiblement impuissant à assumer ses pouvoirs régaliens. Martissant, Croix-des-Bouquets, Tabarre, Canaan (Ouest) et Petite Rivière de l’Artibonite, Verrettes, Gonaïves entre autres (Artibonite) étaient jusque-là les chasses gardées des bandits de plus en plus prétentieux, insatiables dans leur soif d’étendre leurs tentacules.  

Avec les autorités actuelles et l’incapacité évidente des forces de l’ordre à rétablir la sécurité en dépit de l’amélioration des capacités logistiques et techniques de la PNH, l’on est tout simplement en droit de se demander qui seront les prochains déplacés internes de Port-au-Prince…

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