Bwa Kale: Haïti face à l’urgence de tuer pour survivre!

Bwa Kale: Haïti face à l’urgence de tuer pour survivre!

Qui tue le lion en mange, qui ne le tue pas en est mangé. Ce proverbe arabe traduit littéralement la situation dans laquelle les Haïtiens se retrouvent face aux gangs armés qui, profitant de l’absence et de la complicité de l’Etat, imposent la loi de la violence démesurée sur plus de 80% de la zone métropolitaine de Port-au-Prince et dans certaines villes de province. 

Bwa Kale ! C’est la réponse populaire sanglante et incendiaire défiant la violence criminelle et sanguinaire des bandits armés jusqu’aux dents. 24 avril 2023. Quatorze bandits présumés ont été livrés par des agents des forces de l’ordre à une foule en furie à Canapé Vert. C’est ce tragique événement qui a marqué le début du mouvement « Bwa Kale » à travers lequel, des éléments de la population s’érigent en policier, enquêteur et justicier. 

Depuis, tout individu soupçonné de banditisme, surpris en pleine action, ou circulant sans carte d’identification nationale, dans une zone n’étant pas la sienne, peut être intercepté, interrogé… tué. 19 novembre 2024, soit plus d’un an après, plus d’une trentaine de bandits armés ont été tués, suite à une tentative d’invasion dans la commune de Pétion-Ville. 

À l’aube, des agents de la Police nationale ont intercepté, à Poste-Marchand, des individus à bord d’un minibus transportant des armes et des munitions en direction de la commune de Pétion-Ville. Dans la même veine, des policiers cantonnés à Canapé-Vert ont eux aussi saisi un autre camion transportant des hommes armés. Au cours de ces interventions, les agents des forces de l’ordre ont récupéré trois Kalachnikovs, et plusieurs bandits ont pris la fuite. En réaction, la Police nationale et les groupes populaires d’autodéfense se sont lancés à la poursuite des caïds qui tentaient de se mêler à la population. 

Ainsi, plusieurs axes routiers reliant Pétion-Ville au centre-ville de Port-au-Prince ont été barricadés à l’aide de voitures, de pneus usagés et de troncs d’arbres. Selon le porte-parole adjoint de la PNH, Lionel Lazarre, plus d’une trentaine de bandits ont été tués par des membres de la population dans cette initiative, qui a ouvert la voie au retour du mouvement populaire : Bwa Kale !

Quand la légalité questionne l’« utilité » 

La ‘’violence réactionnelle’’ qui caractérise ce mouvement ‘’populaire’’ vu par certains, à tort ou à raison, comme une réponse pratique et utile aux bandits sans foi ni loi, sans feu ni lieux, qui rendent la vie dure et impossible en Haïti depuis quelque temps, est tout carrément illégale. S’appuyant sur les lois républicaines, l’avis de l’Avocat Arnel Rémy est plutôt tranché : 

« Le Bwa Kale n’est pas prévu par la loi. C’est une mouvance exprimant la colère, le ras-le-bol, la révolte, l’énervement de la population. Ce phénomène traduit également la faiblesse de l’Etat. Donc, c’est l’inefficacité des autorités établies qui a donné lieu à ce mouvement, où le peuple décide de se donner lui-même la sécurité, se faire justice. Il s’agit de la vengeance privée. Ce qui est contraire à la légitime défense qui suppose des critères tels que l’imminence du danger, la proportionnalité dans les réactions, l’état de nécessité… » 


Abondant dans le même sens, Me. Ronique Lorméus, Avocat au Barreau de Port-au-Prince, précise : 

« Le phénomène « Bwa Kale » est juridiquement et légalement une anomalie. Il s’agit d’une sorte de justice/de vengeance privée. Or, la loi interdit la Vengeance privée. Si l’État était en état, les perpétrateurs de ces actes auraient dû être arrêtés pour être jugés correctement. Le phénomène « Bwa Kale » prouve de façon irréfragable la mort de l’État ».Selon le philosophe et scientifique humanité, nous assistons à un vaste désordre. « Les membres de la population ont la criminalité en horreur, alors qu’ils sont eux aussi des présumés criminels parce qu’ils auraient commis des actes criminels d’une atrocité innommable. Ce que je dis là peut être très mal compris par la foule. Le Code pénal condamne énergiquement ce que font les membres de la population. Personne n’a le droit de se faire justice. Il appartient à l’État de rendre justice à qui justice est due. L’État est dans l’incapacité flagrante d’assumer ses responsabilités. La population elle-même entrevoit qu’elle est seule, elle s’auto-défend, quoiqu’ extra-juridiquement et extra-légalement », explique Me Lorméus, responsable de la structure dénommée ANOUH (Les Avocats pour une Nouvelle Haïti).

« Il est un fait indéniable que le syntagme nominal “Bwa Kale” nous rappelle la fameuse loi du talion “œil pour œil, dent pour dent”, parue pour la première fois dans le code d’Hammourabi en 1730 et comprise par la bible dans le livre de Genèse comme étant la vengeance privée. Bien entendu la vengeance privée n’avait pas toujours été considérée comme le choix idéal de résoudre les grands maux qui bouleversaient les sociétés à travers les âges. Et de fait, elle n’a pas pu atteindre ses objectifs. C’est la raison pour laquelle, les décisionnaires dans les sociétés primitives avaient choisi de mettre sur pied des tribunaux comme l’aréopage, le delphinon et le phreatys pour trancher les différends entre membres des groupes organisés », analyse le juriste Yves-Elie François qui reconnait comme les deux autres avocats que le « Bwa Kale » est une arme de défense populaire. 

Cependant, il insiste sur le fait que les instruments juridiques nationaux et internationaux interdisent clairement la peine de mort, la justice expéditive ou la justice privée. « En tant que légaliste, juriste, je ne saurais prendre le malin plaisir de prôner cette forme de justice. Il revient à nous les citoyens de forcer l’Etat à assumer ses responsabilités, quand on considère que c’est la faillite de l’Etat, c’est la faiblesse de l’Etat ou l’absence de l’Etat qui a donné naissance au phénomène « Bwa Kale ». Il revient également à toutes les structures sociales, à tous les espaces de socialisation de faire des plaidoyers à tous les niveaux afin que l’Etat résolve le phénomène de l’insécurité. L’article 20 de la Constitution haïtienne ordonne : « La peine de mort est abolie en toute matière ».  L’article 6-2 du pacte international relatif aux droits civils et politiques prévoit : « Dans les pays où la peine de mort n’a pas été abolie, une sentence de mort ne peut être prononcée que pour les crimes les plus graves », conclut Me François. 

Faillite de la mission sociale de l’Etat 

Selon le sociologue et enseignant au campus Henri Christophe de Limonade, attaché à l’Université d’État d’Haïti, Géraldo Saint-Armand, de tels agissements de la population civile sont symptomatiques du mode d’organisation de la société haïtienne. 

« Les différentes institutions publiques qui devraient être au premier plan pour organiser la vie de la société haïtienne et distribuer la justice aux citoyens sont détournées de leur mission pour satisfaire des intérêts de groupes », avance le spécialiste, comme étant l’un des facteurs qui pourraient provoquer ce déchainement de violence venant de la population. 

« L’État comme volonté générale, dans la perspective de Rousseau, n’arrive pas à assumer sa mission de protéger les citoyens ; de ce fait, les citoyens ont recours à un ensemble de comportements de protection non étatiques », ajoute le sociologue. 

Depuis le début du mouvement « Bwa Kale » des dizaines de présumés bandits ont été lynchés. Des vidéos massivement diffusées sur les médias sociaux témoignent de l’ampleur de la violence avec laquelle des gens commettent ces actes de justice expéditive. Dans son analyse, Géraldo Saint-Armand souligne que ce comportement affiché par des pans de la population est une réponse à la violence qu’ils ont eux-mêmes subi des bandits. 

« Les gens sont délaissés, ils sont abandonnés, donc ils recourent à des comportements violents et des pratiques extrêmes. Mais ces pratiques extrêmes que nous constatons ces jours-ci répondent à la forme d’extrémisme violent développée par les bandits contre la population depuis plusieurs années », laisse entendre le sociologue. 

A l’évidence, comme l’expliquent Wilguens Fanfan et Jean-René Décayette en septembre 2023, tous deux respectivement Master 2 du Programme de Maîtrise en Histoire, Mémoire et Patrimoine de l’Université d’État d’Haïti (IERAH/ISERS/UEH) et de la Faculté d’Ethnologie (FE), les causes profondes du phénomène “Bwa Kale” sont multiples. Elles incluent la pauvreté, l’absence d’une véritable force policière et judiciaire, l’effondrement des institutions étatiques et la marginalisation sociale de nombreuses communautés. 

La frustration face à un système judiciaire qui semble inapte à répondre aux besoins des citoyens pousse parfois ces derniers à se faire justice eux-mêmes. Le phénomène “Bwa Kale” a des conséquences profondes sur la société haïtienne. Il expose les lacunes du système judiciaire et met en lumière la désaffection de la population envers les autorités. 

En outre, ce phénomène contribue à la montée de la violence sociale et à l’érosion de l’état de droit dans le pays. Cependant, certains y voient également un symptôme de résistance face à l’injustice perçue et comme une forme d’expression de la lutte des citoyens contre l’impunité. 

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